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Nº 2023/36 - Critique de la masse - Jean-Michel Guyot - Les autres et moi
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 Article publié le 3 septembre 2023.

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Ce que Masse critique aura révélé, c’est un fait qui attend son explication : les écrivains ne se lisent guère entre eux, en tous cas pas au point de faire abondamment état des écrits d’autres écrivains. Concentrés qu’ils sont sur leurs œuvres, ce qui est bien légitime, ils n’accordent que peu ou pas d’attention à l’activité critique, tout en appréciant que l’on écrive sur leur œuvre. De là à penser que pour eux l’activité critique est moins noble que la création, il n’y a qu’un pas que je ne franchirai pas ; je dirai simplement que les auteurs ne voient guère l’intérêt de s’atteler à la critique des œuvres de leurs confrères, ayant sans doute plus à « apprendre » de leur propre expérience créatrice que de celle d’autres qu’eux.

Quant aux lecteurs… leur participation reste marginale. Sont-ils intimidés par les œuvres ? Va savoir !

L’attention accordée à des œuvres d’autres auteurs est manifestement une attitude fort rare qu’il faut saluer pour ce qu’elle est : un acte de générosité et le signe d’une curiosité qui ose s’aventurer dans les œuvres d’autrui sans craindre d’y perdre son propre élan créateur.

Deux « modèles en la matière » me viennent à l’esprit, anciens maintenant - ah comme le temps passe, mon bon Monsieur ! - ce sont Georges Bataille et Maurice Blanchot. Ces deux hommes, liés par une profonde amitié, développèrent une activité critique prodigieuse qui nous lègue une masse considérable d’articles que je lis et vis comme autant d’essais profondément pensés qui laissent une trace durable dans l’esprit du lecteur. 

Activité critique qui ne les empêcha nullement de produire une œuvre par ailleurs, j’entends une œuvre que l’on qualifie habituellement de fiction, mais dans leur cas, et seulement dans leur cas, la frontière entre réflexion critique, philosophie et fiction n’est pas aussi nette, aussi tranchée que le voudrait le bon ordre des disciplines où chacun et chacune est prié de rester à sa place et de ne surtout pas marcher sur les plates-bandes du voisin. Schuster, bleib bei deinem Leisten ! nous dit l’allemand, et ainsi les vaches seront bien gardées, nous serine le français, en somme ne mélangeons pas les torchons et les serviettes !

Ce qui déclenche en moi l’activité créatrice ou critique - je ne puis pour ma part aucunement les distinguer absolument - c’est une délicieuse mais vigoureuse impulsion engendrée par le contact avec une œuvre : l’envie me prend d’écrire sans plus attendre, sans autre projet que celui de coller-adhérer à ce qui se noue aussitôt dans mon esprit ainsi stimulé par l’imagination d’autrui, et peu m’importe si l’écrit en train de naître prendra la tournure d’un essai critique plus ou moins long ou la forme d’un poème gnomique ou lyrique en vers libres ou bien en prose.

Procédant ainsi, je me découvre aimant une œuvre pour ce qu’elle remue en moi, ce remue-méninge prenant tantôt la forme d’un essai critique, tantôt la forme d’un poème voire d’un récit ; j’actualise une expérience singulière de pure communication, je rends compte, ce faisant, d’un dialogue entre l’œuvre qui m’est étrangère et moi, l’œuvre seule, si seule entrant en résonance avec un « moi » qui se voue entièrement à la lecture d’autrui. En l’occurrence, il ne s’agit pas de s’enrichir culturellement ni même d’enrichir la pensée de quelque manière - je suis bien trop modeste pour cela ! - mais bel et bien de vivre une rencontre avec une œuvre.

Rencontre qui dit la solitude des œuvres auxquelles il faut prêter sa voix pour en percevoir au moins quelques harmoniques qui vibrent en sympathie avec notre voix dans notre voix. Lisant nous sommes toujours ramenés à nous-mêmes, mais sans qu’il y ait repli égoïste sur soi : l’écart demeure, la séparation persiste, base même de toute communication qui se veut l’antithèse absolue de la fusion amoureuse. Tout au plus, parodiant Montaigne, s’agit-il là d’une rencontre singulière qui ne se résume pas à ce « parce que c’était lui, parce que c’était moi », mais qui salue l’altérité : s’il est vrai que « Autrui est toujours plus proche de Dieu que moi » (Levinas), j’éprouve, lisant, que l’auteur, nécessairement plus proche de l’œuvre que moi, est cet autrui dont l’œuvre me contraint à me faire l’autre de cette œuvre pour ainsi m’en approcher dûment.

Pratique qui donne de la joie, vous pouvez m’en croire !

 

Jean-Michel Guyot

29 juillet 2023

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Commentaires :

  Masse critique... par Stéphane Pucheu

Masse critique ne rencontre pas les masses.

La synthèse subjective de Jean-Michel Guyot sur la trajectoire de Masse critique, ambitieux projet créé par Patrick Cintas il y a quelques années, soulève plusieurs problématiques et non des moindres, parmi lesquelles la place ou l’intérêt de la littérature en France ou la position spécifique du critique.

Notre auteur, rompu à l’exercice tout en conservant un enthousiasme des premiers jours, regrette le peu de participations ou collaborations au projet de commentaire des textes ou œuvres des auteurs de la RAL’M.

Cette entité littéraire novatrice - le sait-il ? - a la réputation de représenter une forme d’élite intellectuelle – l’adjectif intellectuel revenant à maintes reprises auprès de mes connaissances et divers contacts. A l’instar de celui de travail.

J’ai moi-même sollicité un certain nombre de personnes susceptibles de s’exprimer pertinemment au sein de Masse critique. Rares sont celles qui ont tenté l’aventure, impressionnées par la qualité des intervenants – pour une grande part les auteurs de la RAL’M eux-mêmes.

Quant au constat manifestement amer de notre critique sur l’absence de curiosité de certains auteurs qui ne liraient pas les autres dès lors qu’engagés dans une œuvre sinon une trajectoire littéraire, il est recevable. Mais j’y vois davantage une question de sensibilité littéraire. En effet, accomplir un travail de critique signifie ressentir en premier lieu une émotion pour un texte qui n’est pas le sien, avant d’entrer dans l’édification d’un commentaire qui peut-être nous sortira grandi.

Mais la critique est tout un art. C’est un talent. Qui peut se découvrir peu à peu et s’affermir au fil du temps, de telle sorte que l’on reconnaît le critique en question à la longueur de son texte, à l’angle choisi, à son style... à sa vision de la littérature, indirectement formulée.

Par ailleurs, les écueils sont nombreux à éviter afin d’écrire une critique digne de ce nom, comme l’approche trop scolaire ou universitaire, trop journalistique, trop sociologique, trop analytique... Le critique, sensible et cultivé, donnera pleinement son point de vue de sujet conscient, frappé par le matériau littéraire.

Pour cela, il faut du talent. Et du temps...


  Tout à fait ! par Jean-Michel Guyot

— Toi, ami, qui a le verbe si rare, tu donnes l’impression, peut-être fausse, que tu n’en penses pas moins, mais alors, à quoi bon ce silence ? à quoi te sert-il, si tant est qu’il te serve à quelque chose, dis-moi !

— Soit ! Tu l’auras voulu ! 

— Qu’ai-je à craindre ?

— Rien, rien que le rien ! c’est que je n’écoute que mon goût et mon caprice, et l’un et l’autre, le plus souvent, m’inclinent à ne pas prendre la parole, si je ne lasens pas.

— Que veux-tu dire ?

— Eh bien, je ne parle jamais contraint et forcé mais seulement lorsque ma sensibilité m’y invite !

— En somme, et c’est une bonne chose, tu n’en fais qu’à ta tête en écoutant ton cœur !

— Oui, c’est ça !

— Eh bien, je n’y vois rien à redire !

 

-1-

Le coup de cœur est évidemment un motif puissant pour qui décide de s’atteler à la critique positive ; à ce motif doit s’adjoindre impérativement une motivation de plus grande ampleur : se focaliser sur un auteur demande temps, patience et énergie en vue d’élaborer une synthèse partielle-parcellaire qui s’assume telle, sachant que la démarche critique s’inscrit dans le temps long de la réécriture qui se refuse à toute totalisation définitive et par-là étouffante.

Nietzsche nous dit quelque part en français, s’il vous plaît : Ich bin eine nuance.

Ce pourrait être le mot d’ordre de tout critique qui se respecte.

La critique, telle que je la conçois et la pratique - telle que je tente de la pratiquer pour mon amusement, une tentation forte qui n’écoute que mon caprice d’auteur ! - se veut avant tout généreuse et tout en nuances, et il va de soi qu’en la matière la générosité ne se commande pas ni, à fortiori, ne s’étale pour épater la galerie, briller en société, se faire bien voir de tel ou tel auteur en vue ou non, etc…

Stéphane Pucheu touche juste, lorsqu’il souligne un point crucial en écrivant, je cite :

Quant au constat manifestement amer de notre critique sur l’absence de curiosité de certains auteurs qui ne liraient pas les autres dès lors qu’engagés dans une œuvre sinon une trajectoire littéraire, il est recevable. Mais j’y vois davantage une question de sensibilité littéraire. En effet, accomplir un travail de critique signifie ressentir en premier lieu une émotion pour un texte qui n’est pas le sien, avant d’entrer dans l’édification d’un commentaire qui peut-être nous sortira grandi.

J’ajouterai, pour être tout à fait clair, qu’il ne saurait y avoir quelque amertume de ma part, sachant que, pour ma modeste part, je ne sollicite personne ni explicitement ni implicitement. Chacun, en effet, fait comme il le sent, et c’est très bien ainsi. Un soupçon de fierté se loge sans doute là, acquise à la force, pour ainsi dire, à la forge du poignet, si je songe à d’où je viens…

Il faut aussi garder en tête qu’une critique émue ou courroucée voire scandalisée, c’est-à-dire foncièrement réactive, n’est pas de mise. Seule la sympathie ou l’antipathie doit commander une parole libre de ses choix et qui assume les conséquences, parfois funestes, des propos qui s’y déploient. Je m’emploie pour ma part à ne jamais dénigrer, sauf, sauf peut-être lorsque la coupe est pleine, quand un trissotin moralisateur s’avise de critiquer directement ou indirectement qui j’aime. La critique cinglante à l’endroit de qui la mérite est une pente qui ne m’intéresse guère, ayant mieux à faire en compagnie d’auteurs qui me donnent de la joie, car, enfin, c’est bien de joie de vivre ici et maintenant qu’il est question !

Et puis le sérieux n’exclue pas l’humour parfois grinçant : rire de soi en pince-sans-rire, voilà qui est sain et même salutaire à tous égards.

Coup de cœur, talent, patience et labeur, comme le dit si bien Stéphane Pucheu, toujours aussi prompt à saisir la balle au bond.

Les nuances tout en délicatesse qu’il développe dans son texte me plaisent parce que cet auteur a le courage de ses convictions qu’il exprime toujours sans ambages, avec cette habitude ancrée en lui et clairement assumée de « la proposition assertorique » qu’il assène avec une assurance métronomique. Je serais tenté de dire en un jeu de mots acrobatique : avec une assurance métronymique ! La métonymie est en effet le grand ressort caché de sa pensée en acte. Cet auteur, qui ne doute de rien, ne laisse jamais planer le doute, et c’est là sa force !

Et puis j’aime à penser que je ne puis penser à tout - encore moins à tous et toutes - les autres, pour peu qu’ils soient intellectuellement honnêtes, c’est-à-dire, dans mon esprit, aussi exigeants avec eux-mêmes qu’ils le sont avec les autres, me sont d’un grand secours en m’apportant la contradiction.

Dans ma vie, il en est avec les autres comme avec les diverses langues que je pratique : parlant allemand, je me sens allemand, heureux d’habiter cet idiome qui m’habite depuis si longtemps, et puis il me faut le quitter pour d’autres rivages, français ou anglais, francophones ou anglophones, devrais-je dire, et c’est le même bonheur sous d’autres cieux.

Les langues ne se contredisent pas les unes les autres, pas plus qu’elles ne se complètent ni, surtout, ne se concurrencent : pas question de s’engluer dans des considérations à la Fichte côté allemand ou à la Bouhours côté français, tentation partagée par beaucoup de nos jours encore - même s’ils n’ont jamais entendu parler des auteurs que je viens de citer ! - qui ne peuvent concevoir d’existence véritable, et, par conséquent, de vérités bonnes à dire que dans une langue et une seule. Assise qui les rassure sans doute, leur « identité » étant sans aucun doute fragile comme du verre. L’identité est un leurre que je laisse à ceux qui aiment à se complaire dans des illusions d’un autre âge, tout en étant conscient que nous vivons tous et toutes dans un monde dangereux où des forces très obscures tirent pour ainsi dire la couverture à elles dans le but avoué de dominer l’espace public voire des sociétés entières.

 

-2-

P.S :

Le temps n’est pas - n’est plus - aux grandes synthèses récapitulatives ni aux « profondes » analyses spéculatives de grande ampleur ; comme le dit Hegel en philosophe averti et en très mauvais ornithologue : Ce n’est qu’au début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol.

Or, nous ne savons pas à quelle heure du jour nous en sommes les uns, les autres et les uns avec les autres ; il semble bien, à tout le moins, que la Ral’m ait encore de beaux jours devant elle, avant qu’on ne s’avise qu’elle abrite quelques auteurs de premier plan parmi ses fidèles d’entre les fidèles que sont Bourson, Cintas, Leray et Pucheu ! (Les auteurs espagnols m’excuseront : je ne lis, hélas, que le français, l’allemand et l’anglais.)

Le Chasseur Abstrait me semble appartenir - sans en faire partie, encore moins en y participant - à un archipel éditorial en devenir, sinon en construction, qu’on devine plus qu’on ne l’aperçoit ni même le discerne dans les brumes opaques de notre époque, un archipel dont on ne peut évidemment pas prévoir la destinée, sachant, j’y insiste, que la destination finale, comme on parle de solution finale, doux euphémisme pour cacher l’horreur absolue, est absolument à exclure, de mon point de vue en tous cas.

Nous ne sommes pas hégéliens ; la démarche inchoative qui caractérise les auteurs de la Ral,m n’est pas appelée à faire école pas plus qu’elle n’annonce des temps nouveaux : elle n’est pas en avance sur son temps, chose qui ne pourrait être dite d’elle qu’après sa disparition : comme le dit Canguilhem : Les précurseurs sont ceux dont on sait après qu’ils venaient avant.

Une attente se perçoit néanmoins dans la démarche générale du Chasseur Abstrait qui me rappelle quelque peu la patience heideggérienne, la démarche circulaire en moins, une patience qui n’est pas non plus sans me rappeler celle-ci, plus chère à mon cœur encore :

Depuis quand avait-il commencé d’attendre ? Depuis qu’il s’était rendu libre pour l’attente en perdant le désir des choses particulières et jusqu’au désir de la fin des choses. L’attente commence quand il n’y a plus rien à attendre, ni même la fin de l’attente. L’attente ignore et détruit ce qu’elle attend. L’attente n’attend rien. 

Je vous laisse deviner de qui sont ces lignes admirables…

En matière d’édition, il ne faut jurer de rien car tout, absolument tout dépend du bon vouloir de ceux qui participent à l’aventure, à commencer par le bon vouloir de son initiateur et créateur. A ce jour, je ne déplore pour ma part qu’une seule chose qui, à mes yeux, a son importance, c’est l’absence de participation féminine pérenne dans la Ral,m, du moins dans le domaine francophone.

Mais ni regrets éternels ni remords ni contrition ne sont de mise en littérature, et vogue la galère !

Jean-Michel Guyot

7 septembre 2023


 

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